mu ou la mémoire de l'eau

Publié le 16.06.20 — Par Annick Rivoire

Une Station Flottante ? Le projet signé MU, en partie dévoilé cet été, est ancré dans l’ADN du collectif. Déjà en 2008, European Sound Delta, suivi en 2014 de Bande Originale, fixaient le cap d’une fabrique culturelle sur l’eau. Annick Rivoire, qui a suivi de près ces projets, nous raconte.

La Station à peine solidement arrimée Gare des Mines (l’occupation temporaire est prolongée jusqu’à fin 2022), voilà que le Collectif MU qui l’anime fomente une extension… sur l’eau. Nom de code : Station Flottante. Objectif : « Amener des artistes en résidence sur un bateau, pour un projet itinérant en 2020 sur les canaux parisiens, puis en 2021-2022 sur le réseau fluvial de l’Ile-de-France, avec une forte dimension sonore hybridée à une pratique maker, celle que la Station développe grâce notamment au collectif BrutPop », explique Olivier Le Gal, l’un des cofondateurs de MU.

Cette Station qui s’émancipe de sa base à la Gare des Mines serait le fer de lance d’une « mobilité douce » pour « fabriquer de l’espace public autour de la culture », ajoute-t-il. Le projet n’a rien d’une nouvelle lubie pour ce collectif acteur des marges culturelles qui grignotent le mainstream. A l’attention des post-générations qui découvriraient en 2019 le son frais et furieux des soirées parisiennes à la Station – Gare des mines, le rembobinage s’impose.

Le collectif à géométrie variable est né en 2003, quand MU s’implantait dans une galerie associative de la Goutte d’or, déjà un bateau, Cargo21. D’une résidence à l’autre sont montés des projets ancrés et/ou barrés, avec de l’art sonore et de la musique électro, dans un état d’esprit qui concilie haute et basse culture, musique pop et érudite, événements confidentiels et fiestas noise électro rock etc., balades et docus sonores géolocalisés jusqu’à une infiltration sonique de « l’institution » Nuit blanche. Dedans-dehors, ils sont partout. Comme s’ils avaient digéré Hakim Bey et son manuel TAZ (Zones d’autonomie temporaires) et conçu le prototype de la TAZ nomade, où la création, la fête et le social s’entremêlent.

MU invente des modèles de festivals (Filmer la musique), conçoit avec European Sound Delta en 2008 puis Bande Originale en 2014 des périples culturo-aquatiques qui cartographient l’Europe d’une empreinte sonore indélébile – au moins pour celles et ceux qui y ont participé, dont je suis, via Poptronics, le média hacktiviste que j’ai fondé et qui a documenté au long cours les bazars aquatico-sonores de MU.

La croisière sonore s’amuse
Un pont sonore entre Rhin et Danube, entre mer Noire et mer du Nord. C’était le programme d’European Sound Delta, qui était certes une croisière sonore, mais n’avait pas grand chose à voir avec la Croisière s’amuse… Ni luxe ostentatoire, ni soirées cocktail et encore moins d’équipage en tenue ! Pendant trois mois de navigation, deux péniches, l’Ange Gabriel et le Gavroche, l’une sur le Rhin, l’autre sur le Danube, embarquent trente-deux artistes internationaux et traversent onze pays, jusqu’à leur jonction à Francfort et l’événement final à Strasbourg, pour les Nuits de l’Ososphère. Les deux traversent des paysages européens industriels et sauvages, s’arrêtent ici ou là pour des performances et des croisements artistiques avec les festivals qui parsèment le chemin, de City Sonic à Mons en passant par le Belef à Belgrade, l’Ars Electronica à Linz en Autriche, sans oublier les concerts et lives à distance, qui jettent un pont streamé entre les deux, comme le Placard, le festival au casque ouvert aux performances sur inscription en ligne.
Les artistes résidents sont là quelques jours ou plusieurs semaines, enregistrent le son des clapotis ou celui des écluses géantes, sont sonores ou visuels… Il y a le doyen, Phill Niblock, l’un des compositeurs minimalistes américains les plus respectés (sa spécialité : l’enregistrement d’un seul instrument pour des pièces où il joue de l’ajout de micro-intervalles), des adeptes du radio-art, Sarah Washington et Knut Aufermann, d’un art sonore mâtiné de noise comme Joachim Montessuis, commissaire artistique d’European Sound Delta… Et, quand les bateaux sont à quai, grâce au maillage européen de partenaires, ce sont de purs festivals et des soirées électro débridées qui sont organisés, avec des Mira Calix et autres Candie Hank

La vie à bord n’est pas toujours un long fleuve tranquille. Avaries, problèmes administratifs, début d’incendie et autres joyeusetés font du voyage un périple. N’empêche, au fil de l’eau se construit une forme de création permanente et hybride, où l’on passe d’un audiowalk qui déplace un peu plus la dérive psychogéographique de Deleuze prophétisant « Un jour, on construira des villes pour dériver ». En écoutant la Goutte d’or, Paris 18ème dans la léthargique petite cité de Roussé, à la frontière entre Bulgarie et Roumanie, on se dit qu’ici se construit un espace sonore conçu pour dériver. European Sound Delta, comme une route de la soie sonore, a jeté des ponts pour un nomadisme culturel avant-gardiste.

Il faudra attendre 2014, histoire d’écluser les déficits, de renflouer les énergies et de monter de nouveaux partenariats, pour que l’aventure liquide se poursuive, cette fois-ci en région parisienne, sur les canaux de Seine-Saint-Denis. C’est un peu moins compliqué à gérer mais tout aussi aventureux. Certes, le périmètre géographique est plus restreint, la durée aussi (un mois) et les bateaux sont ceux des navettes à l’ambiance estivalo-touristique de saison sur le canal de l’Ourcq. MU s’est agrégé à l’Eté du Canal, une manifestation du département de Seine-Saint-Denis. Ça c’est pour la partie « normalité ». Le côté sauvage de Bande originale, c’est sa programmation, mélange de performances, concerts, écoutes partagées et promenades audio le long et sur les canaux de l’Ourcq et de Saint-Denis, à Paris, Bobigny, Pantin et jusqu’à Aulnay.

Un mélange de genres et de publics, de situations et d’écoutes : douze artistes et collectifs ont créé en amont de BO des bulles sonores pour l’appli maison SoundWays (suite des premiers audiowalks du collectif) et sont partie prenante de la programmation : Somaticae a demandé à croiser Christian Zanési du GRM (Groupe de recherche musicale), Gaël Ségalen a proposé au musicien Eric Douglas Porter (Afrikan Sciences) un duo live on boat, le plasticien du son Vincent Epplay se frotte au free jazz de Jac Berrocal…

Remix vidéo de la soirée de clôture de Bande au 6b le 9 août 2014 :

La bande est originale par son format et sa composition, faite de croisements entre son performatif, croisières « live » où le son joue avec l’environnement (écluses et riverains) et actions singulières (comme les Berlinois KG Augerstern, qui rejoignent in extremis le festival à bord de leur bateau pour gratter les ponts avec leur projet Tentacles). La soirée finale est électro noise néo-afrofuturiste post-after etc (Mondkopf, Svengalisghost, Bader Motor, Antilles…). Son bilan chiffré est assez parlant : 1875 litres d’alcool (bière en tête), 405 litres d’eau, jus de fruit et Coca consommés. On ne doute pas que la Station Flottante saura elle aussi conjuguer tous les possibles pour faire vivre une certaine utopie du son comme extension du domaine artistique.