Des communs urbains...

Publié le 02.12.21 — Par Margot Mourrier Sanyas

comme principe créateur de fêtes, communauté(s) et espaces artistiques

ENTRETIEN CROISÉ AVEC ARNAUD IDELON (ACTEUR DU MOUVEMENT TIERS-LIEU, PROGRAMMATEUR DU SAMPLE ET AUTEUR) ET MAXIME ALGIS (ARCHITECTE, CHERCHEUR DOCTORANT EN SCIENCES SOCIALES.

ARNAUD
On peut, et à juste titre, penser les tiers lieux comme des espaces naissant d’initiatives de la société civile ou de n’importe quelle communauté d’usage et d’intérêts qui décide de s’encapaciter mutuellement pour échapper aux logiques de marché ou de mise en concurrence. Ils sont des initiatives de la communauté civile ou d’une communauté civile qui a des intérêts à les activer, à y habiter : ces lieux associatif comme ceux ouverts par le collectif MU ou plus militants comme les squats d’artistes et de logement sont à l’origine des lieux politiques, puisque que justement ce sont des communautés d’usage qui vont mutualiser dans un lieu, qui vont se mutualiser pour éviter la précarité individuelle. Le Sample est aussi un autre exemple de projet d’occupation temporaire qui s’inscrit dans les projets d’urbanisme transitoire montés en France aujourd’hui. Au Sample la réunion s’est faite autour d’une communauté d’intérêt ayant des besoins mais disposant aussi d’un imaginaire et de ressources/compétences et à ce titre pouvant aussi activer ou être levier pour un territoire. Cette communauté d’intérêt, c’est celle d’une communauté déterritorialisée composée d’artistes précaires sortant des Beaux-Arts par exemple, sans moyens de production post-diplôme, de diplômé·es des arts visuels, d’architecture et plus largement des domaines de la création d’art et d’artisanat d’art. Pourtant malgré ces volonté d’autonomie et d’autogestion - qu’elles soient proches de la culture squat ou organisées sous des formes associatives - on assiste aujourd’hui à un glissement de ces logiques pour plusieurs raisons. L’inversion de cette tendance tient sur le territoire parisien par exemple aux effets d’opportunités politiques que ces lieux, leurs propositions artistiques - déjà conçues et opérationnelles - et leur rayonnement génèrent pour les besoins politiques des élu·es. Les institutions elles aussi tiennent leur rôle dans ce glissement. En s’associant à ce type d’espace, elles s’assurent de marketer certains de leurs projets pour bénéficier d’une image “cool et in”, dans l’air du temps et des attentes, et les font ainsi basculer dans la commande.

MAXIME
Le glissement du concept d’urbanisme (et d’occupation) temporaire à celui d’urbanisme transitoire pose la question du projet de ville que cette “transition” est censée pouvoir mettre en œuvre : un projet social ou de gentrification ? En France des chercheur·euses ont identifié trois grands types d’urbanisme transitoire, qui s’inscrivent dans des démarches d’occupation légale puisque elles sont issues d’un accord avec soit les promoteurs soit les promoteurs/l’aménageure/la collectivité (ville). D’abord, un urbanisme transitoire dit événementiel, ou pop-up - d’après les mots de l’urbaniste Cécile Diguet - dont le temps de vie coïncide avec une courte vacance foncière. Ensuite les projets préexistants (culturels, associatifs) qui saisissent avec l’urbanisme transitoire une opportunité de se sédentariser et cherchent à se maintenir au-delà du temps de la vacance. Enfin des projets qui intègrent l’aménagement urbain sur le long terme, s’inscrivant parfois dans le processus dès le début des études. On voit bien que cette catégorisation - à partir des temporalités plus ou moins longues des “occupations” - ne permet pas de répondre à la question énoncée plus haut : quels types de ville ces initiatives produisent-elles, d’abord au moment de leur présence puis, si elles sont amenées à disparaître, après leur départ ? Plutôt que d’interroger les projets d’urbanisme temporaire/transitoire d’après le temps plus ou moins long qu’ils occupent, il semble nécessaire de chercher à comprendre les rapports que ces initiatives construisent avec les processus politiques et économiques des territoires dans lesquels elles s’insèrent, la manière dont elles rencontrent le vécu des habitant·es mais aussi les logiques immobilières, administratives ou électorales.

ARNAUD
La perte de ce sens actuel tient effectivement au fait que ces lieux se trouvent à la mode pour certain·es - comme les promoteurs ou encore pour les aménageurs - et que dans le même temps ces lieux sont vus par les politiques publiques comme des modèles de sortie de crise possibles. Ils sont ainsi récupérés par des politiques publiques. On pose une grille des politiques publiques sur ces lieux - puisqu’ils vont pouvoir répondre à tel ou tel besoin de la politique publique - en les interrogeant de la sorte par exemple : combien d’habitant·es de Bagnolet toucherez-vous ? quelle catégorie de personnes toucherez-vous ? comment ? Pour l’intérêt général, ils sont alors dépolitisés de leur réalité communautaire et de mise en commun et subissent une projection politique sur un mandat de cinq ans. Pourtant ces lieux ne peuvent pas forcément résoudre tous les problèmes d’un territoire et d’une société et ce n’est peut être pas leur vocation. En tout cas, ce sont des questionnements avec lesquels on cherche à rester au contact au sein du Sample ; non seulement dans la nature du projet et la façon dont il est conduit collectivement avec différent·es acteurice.s, et associations avec des projets solidaires tel que celui de restauration d’Ernest, mais aussi à travers la question de la pluridisciplinarité des pratiques des artistes et professionnel·les des métiers d’art et de design résident·es du lieu pouvant répondre à des besoins du territoire. Pour revenir un peu sur l’histoire de l’ouverture du Sample, je dirai simplement que mes amours de la fête et mon engagement intellectuel et professionnel dans la participation à des tiers lieux sur Paris comme à Manchester, m’ont conduit à ce projet. À l’arrêt de l’activité des usines Publison qui occupaient le 18, rue de la République à Bagnolet, le promoteur SOPIC, intéressé par les solutions pouvant être apportées par l’urbanisme de transition face aux problématiques dites de vacance immobilière, s’est tourné vers l’agence La Belle Friche et vers nous, Ancoats. Chez Ancoats, nous proposons un accompagnement et des formations pour ce type de projet. Depuis cette expertise, nous essayons de penser collectivement le Sample comme une plateforme pour le tissu associatif du territoire et comme un lieu de convivialité accessible à tou·tes les bagnolétais·es. C’est pourquoi le lieu repose sur trois pilier : un écosystème créatif se déployant sur le lieu - le lieu accueille au sein de 25 espaces de travail artistes, artisan·es, designer·es, constructeur·trices sélectionné·es pour leur volonté de déployer sur le site des propositions artistiques et culturelles, d’expérimenter des formes ; une plateforme pour les initiatives associatives locales - le lieu accueille toute l’année gratuitement sur un plateau de 200m2 au RDC du bâtiment les associations de Bagnolet en besoin d’espaces pour déployer cours, ateliers, événements, réunions, et enfin un lieu de prototypage échelle 1 et un lieu de sensibilisation, pensé comme une action pilote. Le Sample peut ainsi aussi être un lieu d’expérimentation de modes de faire alternatifs et de transmission par le biais de résidence de recherche-action et de partenariats académiques. C’est ce que nous avons cherché à faire par exemple au moment PAM Festival - Tiers-lieux : en ville, culture & création par exemple et plus globalement avec des résidences de recherches ouvertes au Sample sur ces questions. Derrière l’instrumentalisation de ces lieux par les promoteurs - faisant des tiers-lieux et de leur proposition un levier de relations publiques avec la collectivité pour faire passer leur permis de construire et s’assurant ainsi une certaine économie de l’image - et à côté de la ville créative - sur le modèle de l’urbaniste américain Richard Florida - fantasmée par certains acteurs publics se posent aussi la question du projet en même et de la prise en compte des usager·es d’un territoire, de leur usage de ses espaces culturels, festifs et artistiques.

MAXIME
Sur ce point, l’émergence de ces lieux et leur contribution au social et culturel sur leur territoire d’ancrage peut poser deux types de questions. La question du problème dans les usages même, et donc de la réelle acceptation des projets par les acteurs publics et les habitant·es : avec par exemple la confrontation de différent·es usager·es sur le territoire, visiteur·teuses des lieux versus voisinages, l’organisation de soirées et concerts susceptibles de produire des nuisances sonores… Cette problématique - assez banale - des conflits d’usages se raccroche à une seconde question qui est celle de l’imposition puis de la normalisation de certains de ces usages par les nouveaux·elles arrivant·es : en possession d’un capital culturel élevé et “en affaires” aussi bien avec les promoteurs que les acteurs publics, celleux-ci risquent (peut-être malgré elleux) de transformer le paysage urbain en défaveur des populations qui le pratiquent habituellement.

ARNAUD
Concernant ce dernier point, je crois que plutôt que de faire miroiter qu’on peut servir l’intérêt général depuis ces lieux il nous faut davantage revendiquer que nous sommes des espaces communs. Nous réunissons des intérêts communautaires. Cette idée entre d’ailleurs en résonance avec le concept anglo-saxon de community organizing qui existe notamment à Toronto. Le mot communauté fait peur en France dans un contexte d’universalisme républicain rétif aux glissements communautaristes comme le rappelle Julien Talpin dans Community Organizing, mais l’essor des tiers-lieux correspond avec l’opportunité de replacer la question des communautés au coeur de la fabrique culturelle et urbaine au prisme de la community dans son acception anglo-saxonne : un impact individuel et collectif sur son environnement, qu’il soit de voisinage, de valeurs ou encore issu de minorités invisibilisées ou stigmatisées. Les espaces communautaires anglo-saxons comme les jardins partagés sont autant de lieux tiers qui articulent l’appartenance à un territoire à d’infinies autres variables, ouvrant à des communautés ouvertes, poreuses, mouvantes. Ce sont les questions qui se posent aujourd’hui pour les tiers lieux made in France et que j’ai moi-même envie de me poser en détournant les apories en y répondant simplement par le terme de commun. C’est par ce biais que notre présence ici va pouvoir révéler des usages, des communs. Par exemple au Sample, la communauté de créatifs.ves précaires, qui a besoin d’espaces assez accessibles, va pouvoir fonder une économie contributive grâce à des pratiques diverses, puisqu’elle n’est pas clusterisée sur une seule discipline, pour irradier sur le territoire. Cette communauté d’usages et d’intérêts ne venant pas d’ici rejoint alors une communauté localisée. Ceci se jouant à l’échelle de rencontres entre plein de petites communautés locales, qui deviennent poreuses les unes avec les autres. Faisons émerger des communs urbains et revendiquons qu’ils servent à des communautés ouvertes et poreuses.

MAXIME
À l’origine, la “théorie” des communs essaie de répondre à cette question : comment gérer au mieux une ressource limitée ? Classiquement à cette question là, on donnait deux formes de réponses. Celle par la propriété privée : on considère que la ressource sera gérée au mieux par l’initiative individuelle. Et celle par la propriété publique : on considère que comme cette ressource est rare et qu’il faut bien la gérer, c’est l’autorité publique qui va la répartir. La théorie des communs met en avant d’autres solutions qui ne correspondent ni à la première ni à la seconde. Une propriété qui n’est ni publique ni privée et qui passe, comme l’a théorisée la chercheuse Elinor Ostrom, par une gestion collective autonome de la ressource. La gestion des communs est donc liée intrinsèquement à l’idée d’une communauté d’usager·es/producteur·trices. Et donc dans le cadre de communs urbains, de lieux partagés ou culturels de fête, il est intéressant de s’interroger sur les formes que peut prendre cette communauté. Et par extension de s’interroger, et c’est là un peu la question d’Arnaud : de quelle manière cette communauté est-elle susceptible de dépasser - de transgresser - ses propres limites, de s’ouvrir, de devenir poreuse, et vers qui ? Pour partager quoi ? Autrement dit, à partir du moment où tu fais des communs urbains et des espaces pour la fête, à l’échelle de quelles communautés cela s’organise ? pour qui et par qui ? Comment construire une «communauté ouverte” qui ne soit plus la communauté strictement délimitée d’Elinor Ostrom, et qui peut-être le ou la garant·e de cette ouverture ? Les pouvoirs publics, une forme de démocratie locale ?

Bibliographie

L’urbanisme transitoire en Île-de-France : typologie et perspectives de développement, Cécile DIGUET Urbaniste à l’IAU îdF, p.11, actes d’un colloque organisé par l’ENS et l’institut urbanisme et agt de la région parisienne

Métamines, Arnaud Idelon, podcasts disponibles sur www.stationstation.fr/metamines-2

Dossier : Les communs urbains : nouveau droit de cité ?

Les communs en friches, Jules Desgoutte, www.metropolitiques.eu

L’envers des friches culturelles, Quand l’attelage public-privé fabrique la gentrification, Mickaël Correia www.cairn.info

Tiers-lieux, communautés situées, Arnaud Idelon, revue Nectar

Le travail du commun, Pascal Nicolas Le Strat,

La mise en culture des friches industrielles, Françoise Lucchini

Les communs urbains. L’invention du commun, Daniela Festa, Tracés. Revue de Sciences humaines, 1 octobre 2016, no 16, p. 233‑256.

Dictionnaire des biens communs, Cornu Marie, Orsi Fabienne, Rochfeld Judith, Bosc Yannick, Coriat Benjamin et Dusollier Séverine, PUF

Acteur du mouvement tiers-lieu (La Station - Gare des Mines / le 6b), Arnaud Idelon a co-fondé Ancoats en 2017 afin de contribuer au développement de tiers-lieux culturels et autres alternatives urbaines. Comme journaliste indépendant et animateur radio, il observe les mutations à l’oeuvre dans ces lieux de l’émergence artistique pour une dizaine de médias et enseigne ces sujets à l’université. En parallèle, il explore comme auteur, critique et curateur les potentiels de la fête comme médium artistique autonome au sein du collectif 16AM et les écritures littéraires en présence au sein du collectif PARA-. En 2021, il co-fonde Le Sample à Bagnolet dont il assure la programmation.

Maxime Algis est architecte-urbaniste et diplômé de l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Spécialisé sur les questions environnementales, il travaille depuis 2019 sur les rôles socio-politiques que jouent les sols urbains et périurbains. Il prépare actuellement une thèse de doctorat en science politique au Laboratoire Interdisciplinaire Sciences, Innovations, Société (LISIS) sur la politisation des enjeux environnementaux liés à l’exploitation et la pollution des sols dans les anciennes plaines d’épandages de la Ville de Paris. Il est membre du comité de rédaction de la revue Aman Iwan.

Propos recueillis par Margot Mourrier Sanyas