Un art écologique ? 5/5

Publié le 08.07.20 — Par Arnaud Idelon

La création contemporaine en lien avec les futurs écologiques a quitté ces dernières années les marges subversives de l’artivisme pour prendre d’assaut les cimaises d’institutions de renom. Signe que les temps changent ? Suite et fin !

Un artivisme vert

L’art écologique, en étendant les pratiques plastiques à l’éthique personnelle pour des artistes au plus près de leur époque, est une forme d’activisme qui remet en cause les fondements du capitalisme que ce soit au niveau macro ou dans le monde de la culture et de la création. Pour Lauranne Germond de COAL, les formes d’organisations collectives expérimentées au sein d’artist-run-spaces, tiers lieux et autres squats d’artistes, par la mutualisation de ressources et d’énergies, sont une forme de mise en question du capitalisme, par le biais des communs au même titre que les oeuvres d’artistes dénonçant de manière plus littérale ou ouverte les désastres écologiques issus de l’économie mondialisée. Marguerite Courtel veut y voir une refonte de la posture de l’artiste face au monde, et notamment au coeur de la création émergente : “Aujourd’hui, les artistes assument de plus en plus d’être « politisés » et de porter un message sociétal”. Plus que la remise en cause du binarisme du genre, autre lignée à l’oeuvre dans la création contemporaine, l’art écologique intègre un potentiel subversif irrésorbable dans le marché de l’art selon Lauranne Germond même si elle décèle ça et là tentatives de récupération et de greenwashing de la part de grands groupes : “Si l’on part du principe qu’on est dans le capitalocène, c’est toujours difficile d’échapper au système dont l’on est le produit. On peut se débattre, mais pas y échapper totalement. Il y a beaucoup de nouvelles fondations d’entreprise qui s’intéressent à l’écologie, on peut questionner la justesse de leur engagement. Ça pose aussi la question du marché de l’art qui pourrait récupérer ces écritures en quelques sortes subversives mais je sens plutôt pour le moment une friction croissante entre le marché de l’art et les forces à l’oeuvre dans l’art écologique ». L’art écologique, nouvelle critique artiste telle que désignée par Luc Eve Chiapello et Luc Boltanski dans Le Nouvel Esprit du Capitalisme et plus récemment le critique Mark Fisher dans Le Réalisme Capitaliste, remettant en cause l’establishment, un temps, avant de se faire absorber au final ? Pour le plasticien Vincent Voillat, là se jouent les défis de demain pour l’art écologique : “L’art est devenu une économie dérégulée, et de fait elle produit les même effets que n’importe quels autres marchés. Dès lors que les sommes sont importantes on ne regarde plus trop la réalité, on est souvent plus dans des phénomènes de« greenwashing » que dans des actes forts et réels. De ce fait, le risque est que l’écologie, l’anthropocène, et tous ces enjeux majeurs du contemporain deviennent, des sujets trop à « la mode » car ils sont régulièrement convoqués de manières absurdes, commerciales, dans un esprit cynique particulièrement violent, éclipsant les démarches sincères et intelligentes. Pour donner un exemple, il n’est pas rare d’être confronté à des images immenses contrecollées sur des plexiglas ultra épais représentant un iceberg qui fond… Il commence à y avoir des contradictions insupportables entre les outils de sensibilisation à ces questions et les outils même de cette communication”. La part des artistes serait alors de donner à voir ces contradictions, et d’habiter – par l’imaginaire et la fiction – les vides d’un système dont l’on peut rêver les ruines si ce n’est précipiter la chute. C’est ce que suggère Marielle Macé à propos de l’ouvrage Le Champignon de la Fin du Monde d’Anna L. Tsing où l’auteur rend hommage quelques 400 pages durant à un champignon poussant exclusivement dans les forêts détruites : “Vivre dans ces saccages ou, plus simplement, imaginer les pratiques et les loger dans les interstices du capitalisme, dans ce qu’il permet sans le viser, dans ce qu’il ne sait pas qu’il autorise.” L’art écologique, est selon Marielle Macé, un activisme authentique dès lors qu’il exhorte à l’action : “Avec eux l’avenir n’est pas exactement appelé sous la grande figure de l’utopie (justement non, pas du sans-lieu, du hors-sol) mais sous celle, à la fois joyeuse et sans paix, de l’impatience : une impatience à faire, imaginer, être ensemble, inventer des modalités de présence aux luttes de leur temps.”

La guerre des imaginaires

C’est là sans doute le pouvoir véritable de l’art écologique : susciter de nouveaux imaginaires, “reprendre la main sur l’imagination du temps et les façons de se rapporter au futur” (Marielle Macé) contre le capitalisme fictif jusqu’à opérer un changement de paradigme dans le rapport aux savoirs et aux représentations. Selon Vincent Voillat, on en perçoit les signes avant-coureurs : “Les imaginaires dystopiques n’ont jamais été autant représentés. Chaque action semble réduire notre existence un peu plus, cela impose de repenser la place de l’homme dans son ensemble. Cela impose de dé-catégoriser les savoirs, de changer complètement de paradigme, de s’approcher peut être d’une forme nouvelle d’universalisme, de pensée plus empreinte de spiritualité, une sorte de pensée chamane, une forme d’animisme… même si cela va encore prendre du temps je pense qu’un changement profond va opérer.” Parce qu’il ne faut “jamais oublier que l’esprit constitue la force première de transformation du monde”, Guillaume Logé quant à lui en appelle à “un renversement paradigmatique profond, qui échappe aux scénarios catastrophistes, aux apories du dualisme nature/culture, mais aussi aux limites de concepts alternatifs, comme celui de Gaïa.” L’imaginaire collectif devient le terreau d’une bataille à mener pour modifier en profondeur nos usages et positions dont l’inertie, malgré les interpellations du monde scientifique et militant, reste forte. “La couche rationnelle s’épuise : on a beau expliquer, analyser, ça ne donne plus envie de lutter. Les ouvrages théoriques ne suffisent plus. Là où la fiction a un rôle à jouer, c’est que grâce à elle on peut opérer des miracles en créant des personnages, en mettant en scène et en émotion. Il faut mener une guerre des imaginaires. Par l’imaginaire on peut faire éprouver un monde meilleur. Les artistes ont cette responsabilité” écrit ainsi l’auteur de science fiction Alain Damasio.

Une écologie de l’art

En somme, chez l’artiste aux prises avec les futurs écologiques, c’est davantage la posture d’énonciation que les sujets qu’ils convoquent et les formes en découlant qui sont au coeur de ce changement de paradigme qu’un peu de gourmandise intellectuelle aurait volontiers nommé mouvement. On assiste à une rupture épistémologique face aux grandes crises auxquelles le monde se confronte, et non à un simple courant circonstancié dans le champ de la création. “Il n’y a pas plus d’art écologique qu’il n’y a d’art politique, aussi vrai que tout art est écologique et que tout art est politique” résume ainsi Guillaume Logé au terme de Renaissance Sauvage. Il y aurait en revanche une nouvelle éthique de l’artiste, à trouver du côté des pratiques, qui nous mènerait du côté du care, du ménagement, du ralentissement – en un mot : une écologie, au sens où Yves Citton l’envisage dans son essai Pour une écologie de l’attention. Prendre le temps, reprendre en main les mots et les récits, habiter les interstices, jardiner (les possibles entre autres nourritures terrestres), ménager des temps et des espaces tiers, c’est ce à quoi nous invitent les artistes par lesquels les images suscitées deviennent actions en devenir comme le suggère Guillaume Logé à propos du courant britannique Art & Craft comme une “esthétique agissante, qui incarne, manifeste et produit un mode de vie et un mode d’organisation de la société, jusqu’à devenir une éthique” qui n’est pas sans faire écho au concept d’écosophie développé par Max Guattari dans Les Trois Écologies et qui rappelle que les progrès environnementaux ne se feront pas sans des avancées sociales et mentales. “L’art ne transforme pas seulement notre perception du monde : (…) il transforme nos formes de vie dans ce qu’elles ont d’intégré et d’orienté vers l’à venir, c’est-à-dire tout notre usage du monde” écrivent Baptiste Morizot et Estelle Zhong dans leur essai Esthétique de la Rencontre. Changer le monde, avec un bouquet de fleurs, en somme.